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➤ Violée à 5 ans, elle s'en souvient à 37 : avec la terreur, le cerveau peut disjoncter
La Cour de cassation s'est prononcée mercredi sur le cas d'une femme qui, après une amnésie traumatique, a déposé plainte en 2011 pour des viols qu'elle dit avoir subis en 1977. L'allongement du délai de prescription lui a été refusé. Qu'est-ce qu'une amnésie traumatique ? Pourquoi peut-elle durer si longtemps ? Explications de Muriel Salmona, psychiatre spécialiste des violences sexuelles.
La cour de cassation vient de rejeter le pourvoi de Cécile B. pour repousser le délai de prescription des violences sexuelles qu’elle a subies dans l’enfance.
Cécile B. avait déposé ce pourvoi pour contester la validité du délai de prescription en ce qui la concernait, puisqu’une amnésie traumatique de 32 ans l’avait empêchée d’avoir connaissance des faits de viols subis à l’âge de 5 ans et qui ont duré pendant 10 ans, et que par conséquent elle n’avait jamais été en mesure de les dénoncer avant leur remémoration.
Elle a vécu la prescription comme une "profonde injustice"
Quand en 2009, lors d’une première séance d’hypnothérapie, après avoir revécu très brutalement et de façon précise - comme un film - une scène de violences sexuelles commise par un proche de sa famille alors qu’elle avait 5 ans, Cécile B. a voulu porter plainte, elle a appris que les faits étaient prescrits. Elle avait alors 37 ans.
Si la loi Peben II du 9 mars 2004 avait repoussé de 10 à 20 ans après la majorité la prescription des crimes sexuels et des délits sexuels avec circonstances aggravantes commis sur des mineurs (jusqu’aux 38 ans de la victime), cette nouvelle loi ne pouvait pas s’appliquer à cette jeune femme en raison du principe de non-rétroactivité, puisqu’au moment où la loi est passée le 9 mars 2004 les faits étaient déjà prescrits pour elle [1].
Cette prescription de son agression, alors que son agresseur avait confirmé de nombreux détails qu’elle avait revécu lors de la remémoration, Cécile B. l’a vécu alors comme une "profonde injustice".
Malgré le rejet de son pourvoi Cécile B. ne veut pas arrêter son combat, elle voudrait avoir un procès pour que la justice fasse son travail, et elle souhaite porter son dossier auprès de la cour européenne.
Beaucoup de mes patientes sont dans le même cas
En tant que spécialiste en psychotraumatologie prenant en charge des victimes de violences sexuelles, je ne peux que parfaitement la comprendre et la soutenir.
Beaucoup de mes patientes et patients sont dans le même cas qu’elle, ils ont eu de longues périodes d’amnésie traumatique et ont été dans l’impossibilité de dénoncer à temps les crimes sexuels subis dans leur enfance en raison de délais de prescription dépassés (parfois de seulement quelques jours), d’autres ont été empêchés pendant de longues années de les dénoncer du fait de conduites d’évitement, ou de l’emprise et des menaces de l’entourage, et lorsqu’ils sont enfin prêts, ils ne peuvent plus porter plainte.
Une enquête de l’Association Internationale de victimes d’Inceste (AIVI) faite par l’IPSOS en 2010 a montré qu’en moyenne les victimes attendent 16 ans avant de pouvoir révéler pour la première fois les violences sexuelles et que 22% d’entre elles le font plus de 25 ans après les faits. C’est pour cela que nous sommes de nombreuses associations à militer pour une imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs, comme elle existe déjà dans de nombreux pays.
Les violences sexuelles, sources majeures d'amnésies traumatiques
L’amnésie traumatique complète ou parcellaire est un phénomène fréquent chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance, elle fait partie des conséquences psychotraumatiques de ces violences dont le législateur devrait mieux tenir compte. De très nombreuses études cliniques ont décrit ce phénomène qui est connu depuis le début du XXe siècle et qui avait été décrit chez des soldats traumatisés qui étaient amnésiques des combats.
Mais c’est chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance que l’on retrouve le plus d’amnésies traumatiques. Ce phénomène peut perdurer de nombreuses années, voire des décennies. 59,3% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont des périodes d’amnésie totale ou parcellaire (Brière, 1993).
Des études prospectives aux États-Unis (Williams, 1995, Widom, 1996) ont montré que 17 ans et 20 ans après avoir été reçues en consultation dans un service d’urgence pédiatrique, pour des violences sexuelles qui avaient été répertoriés dans un dossier, 38% des jeunes femmes interrogées pour la première étude et 40% pour l’autre ne se rappelaient plus du tout les agressions sexuelles qu’elles avaient subies enfant [2]. Ces amnésies étaient fortement corrélées au fait que l’agresseur était un proche parent que la victime côtoyait au jour le jour, et que les violences avaient été particulièrement brutales.
Toutes ces études montraient également que les souvenirs retrouvés étaient fiables et en tout point comparables avec des souvenirs traumatiques qui avaient été toujours présents chez d’autres victimes, et qu’ils réapparaissaient le plus souvent brutalement et de façon non contrôlée "comme une bombe atomique", avec de multiples détails très précis et accompagné "d’une détresse, d’un sentiment d’effroi de sidération et de sensations strictement abominables", comme nous le décrit Cécile B.
Une disjonction des circuits émotionnels et de la mémoire
Le mécanisme en cause de ces amnésies traumatiques est avant tout un mécanisme dissociatif de sauvegarde que le cerveau déclenche pour se protéger de la terreur et du stress extrême générés par les violences, ce mécanisme qui fait disjoncter les circuits émotionnels et de la mémoire, et entraîne des troubles de la mémoire va faire co-exister chez la victime des phases d’amnésie dissociative et des phases d’hypermnésie traumatique.
Les violences sexuelles ont un effet de sidération du psychisme qui paralyse la victime et empêche le cortex cérébral de contrôler l'intensité de la réaction de stress et la production d'hormones de stress.
Un stress extrême, véritable tempête émotionnelle, envahit alors l'organisme et - parce qu'il représente un risque vital cardio-vasculaire et d’atteintes neurologiques - déclenche des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde. Ils ont pour effet de faire disjoncter le circuit émotionnel et d’isoler la structure cérébrale à l’origine de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale), entraînant une anesthésie émotionnelle et physique et une dissociation.
Cette disjonction s’accompagne d’un sentiment d'étrangeté, d’irréalité et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation puisqu'elle la perçoit sans émotion.
Parallèlement à la disjonction du circuit émotionnel, se produit une disjonction du circuit de la mémoire. La mémoire sensorielle et émotionnelle de l’événement contenue dans l’amygdale cérébrale est isolée de l'hippocampe (une autre structure cérébrale qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé).
Lors de la disjonction l'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Cette mémoire émotionnelle, "boîte noire des violences" piégée hors du temps et de la conscience est la mémoire traumatique.
Ce qui se passe après
Tant qu’il y aura disjonction et dissociation, la mémoire traumatique sera déconnectée et la victime n’aura pas accès aux événements traumatiques, suivant l’intensité de la dissociation elle pourra en être amnésique partiellement ou totalement.
Mais si la dissociation disparaît, ce qui peut se produire quand la victime est enfin sécurisée et n’est plus en permanence confrontée à des violences ou à son agresseur, alors la mémoire traumatique peut se reconnecter et elle peut "s’allumer" lors de liens rappelant les violences. Elle envahit l’espace psychique de la victime lui faisant revivre les violences comme une machine à remonter le temps.
Et c’est une torture pour la victime qui sera obligée de mettre en place des stratégies de survie pour essayer d’y échapper : conduites d’évitement de tout ce qui pourrait l’allumer, et conduites dissociantes pour à nouveau la déconnecter et l’anesthésier : drogues, alcool et conduites à risque et mises en danger qui font re-déclencher la disjonction en produisant un stress extrême.
La victime va donc osciller entre des périodes de dissociation avec d’importants troubles de la mémoire qui peuvent aller jusqu’à une amnésie complète et des périodes d’activation de la mémoire traumatique où elle va revivre de façon hallucinatoire les violences.
Un phénomène avéré, mais encore trop méconnu
Cette mémoire traumatique peut se traiter, les événements traumatiques seront alors intégrés en mémoire autobiographique, mais malheureusement les professionnels ne sont pas formés à la psychotraumatologie et l’immense majorité des victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont abandonnées et ne sont ni identifiées, ni protégées, ni soignées.
Cette méconnaissance des phénomènes psychotraumatiques, de la réalité et de la fréquence des violences sexuelles commises sur des mineurs [3] font que les victimes qui ont des réminiscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues. On leur renvoie qu’il s’agit de fantasmes, d’hallucinations rentrant dans le cadre de psychoses, ou bien de faux souvenirs.
À la fin des années 1990, aux Etats-Unis, au moment où des plaintes ont commencé à être déposées après des remémorations, et que ces plaintes ont été prises en compte par les tribunaux, une polémique s’est développée autour d’une association (the False Memory Syndrome Foundation) dénonçant ces remémorations comme étant des faux souvenirs induits par des psychothérapeutes. Cette association décrivait même une épidémie de dénonciations de violences sexuelles dans l’enfance basées sur ce "syndrome des faux souvenirs". Cette contestation reposait sur le fait que des traumatismes aussi graves ne pouvaient pas être oubliés et que des thérapeutes trop zélés greffaient ces faux souvenirs chez leurs patients.
Des scientifiques se sont alors mobilisés pour démontrer que les amnésies traumatiques existaient bel et bien, et qu’elles étaient prouvées par de très nombreuses études dont les études prospectives citées plus haut, et que les souvenirs retrouvés étaient très rarement liés à des remémorations survenues lors de psychothérapies.
Cet ensemble remarquable d’études scientifiques a permis d’invalider la théorie des "faux souvenirs", et des enquêtes ont pu démontrer que les chiffres avancés par the False Memory Syndrome Foundation pour justifier d’une épidémie de faux souvenirs déclenchés par des thérapies étaient, eux, réellement faux.
[1] Elle avait alors 32 ans et il aurait fallu qu’elle ait moins de 28 ans puisque’avant la loi Perben II les faits étaient prescrits 10 ans après la majorité.
[2] Une jeune femme a pu rapporter à l’enquêteur, qui demandait également si il y avait eu des violences sexuelles dans la famille, qu’elle avait entendu parler d’un oncle qui avait violé deux enfants de la famille et une autre petite fille amie de ces deux enfants, et que la mère de cette petite fille avait assassiné cet oncle quand elle avait appris le viol, en fait elle était une de ces deux enfants de la famille violées par cet oncle mais elle en avait aucun souvenir…
[3] De 15 à 20% des enfants ont subi des violences sexuelles, et près de 60% des viols sont commis sur des mineurs (avec pour les violences sexuelles 3 fois plus de filles que de garçons).
Source: Nouvelobs.com
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Commentaires
Merci à vous et à Internet qui m'ont permis de me familiariser avec ces notions qui me parlaient et m'ont amené à me faire aider et confier ma souffrance à des psychologues qui m'ont permis d'exprimer bien des choses que je taisais alors même qu'elles pilotaient et empoisonnaient mon présent, ma vie, mes choix, ma santé physique et mentale.
J'espère avoir résumé.
Merci mille fois Muriel Salmona