• Institutions, médias et opinion publique

     

    10 octobre 2004 par Anne-Marie ROVIELLO - L'Observatoire Citoyen

    Par trois fois, le juge Connerotte a lancé un cri d’alarme sans mâcher ses mots : dans sa lettre au roi, il parle d’illégalité instituée ; il parle d’état délinquant lors du procès Cools ; il parle de sabotage de l’enquête, d’humiliation et de destruction psychologique lors du procès d’Arlon. Cela n’a donné lieu à aucune réaction ni des autorités compétentes, ni des autres contre-pouvoirs, en particulier, des médias.

    Pourquoi ?

    La transformation des règles de droit en arme contre le droit oblige les institutionnels qui ont affaire au crime organisé à exercer leur profession en résistants. Quelles protections existent pour ces institutionnels et autres citoyens témoignant contre le crime organisé ?


    Voilà quelques questions légitimes que l’on peut se poser au regard de ce qui a été vécu en Belgique en deux décennies. Tandis que demeurent les questions posées au pays tout entier concernant les affaires d’enfants disparus et assassinés : y a-t-il oui ou non des réseaux pédocriminels à l’œuvre dans nos démocraties ? Ces réseaux reçoivent-ils oui ou non une protection de la part de certains institutionnels ? Et si la réponse est oui aux deux questions, que faire ?

    Après un premier article consacré à ces "agents institutionnels résistants", nous cherchons ici à éclairer le rôle joué par les médias, relais entre les institutions et l’opinion publique.

    Les médias face à une alternative

    Les faits dénoncés par le juge Connerotte sont-ils vrais ou non ? S’ils le sont, alors, ils attestent de ce que “ l’institution justice ”, loin d’être un bloc monolithique, est travaillée de l’intérieur, tout autant que de l’extérieur, au moins par deux mouvements en sens contraire, le mouvement pour le droit et le mouvement contre le droit.

    Relayer publiquement la dénonciation de tels méfaits institutionnels signifie non pas porter atteinte aux institutions, mais au contraire apporter un soutien urgent à ces institutionnels entrés en résistance contre ces autres institutionnels qui, détournant les institutions et leurs règles au profit du crime, détruisent à la fois les institutions et l’humanité du lien social que ces institutions doivent garantir.

    Les médias se retrouvent dès lors devant une alternative.

    -  Soit ils se rangent du côté des institutionnels résistants et deviennent eux-mêmes des résistants - ou du moins courent le risque d’être à leur tour confrontés aux pressions, intimidations, etc..

    -  Soit, renonçant à leur rôle de contre-pouvoir, ils se pervertissent en appoints pour l’abus de pouvoir et d’autorité, fût-ce seulement par omission.   La plupart de nos grands médias préfèrent détourner leur regard et, lorsqu’ils ne peuvent plus éviter de parler de l’affaire, trop font dans le dénigrement : "le petit juge a les épaules trop fragiles", "le policier a une obsession", "le procureur fait une fixation"... Quand ils ne donnent pas dans la désinformation calomnieuse [1]. Toujours sans apporter le moindre élément sérieux pour étayer leurs affirmations vides.

     

    Démonter les fausses oppositions

    On a souvent parlé de "la guerre à Neufchâteau". De même, on a remarqué que s’était également produite une véritable guerre des médias. Remarques pertinentes.

    Pourtant, à s’en tenir uniquement à ces guerres “ internes ”, on manquait une dimension essentielle du phénomène : c’était une seule et même guerre transversale qui s’entamait au sein des institutions, pour se poursuivre comme guerre médiatique. Le plus souvent à la faveur du "brouillage des pistes" : les nobles principes du secret de l’instruction et du devoir de réserve étaient invoqués pour légitimer ce qui paraît être une véritable omerta. Sans doute l’inversion et la perversion la plus spectaculaire du sens de nos principes éthico-juridiques !

    Un autre principe essentiel étant celui de la liberté de la presse, on a baptisé “ liberté de presse ” et droit d’apporter “ la contradiction ” ce qui fut parfois la liberté de désinformer et de calomnier la plus débridée.

    On a ansi permis l’amalgame entre ces critiques journalistiques courageuses qui, très rares, dénonçaient les blocages institutionnels, et ces "critiques" qui ressemblaient plutôt à de véritables campagnes orchestrées pour détruire la réputation des institutionnels résistants.   De manière plus générale, et pour reprendre les paroles fortes de l’ancien procureur suisse Bertossa, lorsque nos démocraties ont affaire au crime organisé, c’est une seule et même guerre civile qui traverse toutes les frontières catégorielles, une guerre qui oppose les défenseurs de la démocratie à ceux qui la minent sur tous les plans - économico-financier, social, informatif, politique, institutionnel, humain.

    Face à la progression du crime organisé dans nos démocraties, les distinctions et divisions classiques ne sont plus d’aucune utilité. Au contraire, elles peuvent bloquer le jugement sur ce qui est véritablement en jeu.   Commençons donc par libérer le jugement de ces fausses identités et de ces fausses oppositions : l’expression fourre-tout “ les institutions ” présente celles-ci comme un seul bloc, qui ferait front comme un seul homme à toutes les attaques - illégitimes, pour la seule raison qu’elles viendraient de l’extérieur de ces institutions. Or, dans l’affaire qui nous préoccupe, nous assistons plutôt à un affrontement extrêmement dur entre institutionnels (note 2. cf. “ Guerre de Neufchâteau ”, Annemie Bulté). C’est le même affrontement qui se poursuit dans “ la guerre des médias ”, de même que c’est le même affrontement qui travaille notre société.

    Une portion criminelle de la société tisse avec des institutionnels des liens qui deviennent pour ceux-ci des rêts lorsqu’ils ont à s’occuper de certaines enquêtes. Ils peuvent bloquer ou dévoyer ces enquêtes et, par là, retourner les institutions contre la société, c’est-à-dire contre cette partie la plus importante de la société qui n’est ni criminelle, ni enferrée de manière indirecte dans l’organisation criminelle.
     

    Les institutionnels résistants obligés de sortir du bois

    Eva Joly, Eric Halphen, Patriek De Baets et Aimé Bille, Myrianne Coen, Jean-Marc Connerotte, Eric de Montgolfier... tous le disent : lorsque les blocages institutionnels se prolongent par des blocages médiatiques, par une omerta médiatique sur ces blocages, lorsque cette omerta est assortie d’une véritable campagne de désinformation calomnieuse contre ces institutionnels, ceux-ci sont obligés de sortir du bois. Il est dès lors pour le moins injuste de leur reprocher cette intervention dans l’espace public, puisque c’est en vain qu’ils ont épuisé tous les moyens institutionnels avant de s’y résoudre. Et qu’ils ont été précédés dans cet espace public par leurs adversaires, lesquels ne se sont pas privés, eux, de détruire leur réputation.   A la continuation de la guerre intra-institutionnelle par l’arme des médias, on ne peut répondre que par la poursuite de la bataille institutionnelle pour le juste avec les moyens des médias. Dans certaines affaires trop délicates, la presse est l’ultime recours pour que la vérité ne soit pas complètement étouffée.   Dans sa Lettre ouverte au roi des Belges (janvier 1996), le juge Connerotte décrit bien la situation. Il montre comment les mêmes dysfonctionnements du droit et du juste commencent comme dysfonctionnements institutionnels et se poursuivent comme dysfonctionnements médiatiques.

    Dans une démocratie d’opinion, l’espace public est un lieu important, essentiel pour rétablir les règles institutionnelles dans leurs gonds. Dès lors qu’il est utilisé comme appoint essentiel aux blocages rencontrés par les institutionnels résistants, cet espace public doit être investi sinon par ces mêmes institutionnels, en tout cas par ceux qui se solidarisent avec eux dans la même entreprise de résistance.
     

    Stratégie de désinformation et “perroquets institutionnels”.

    La RTBF-radio informera son public de l’existence d’une enquête "pour faux en écritures" contre le juge Connerotte, alors même que celui-ci n’est pas au courant. Le juge d’instruction Connerotte apprend ainsi, le 24/2/1999, qu’il est "poursuivi pour faux en écritures" par le parquet général. Origine de cette procédure extraordinaire : la plainte de quatre policiers de Charleroi à propos de la légalité des perquisitions effectuées sous sa direction le 9/9/1996 (opération Zoulou) - le juge Connerotte recherchait des indices de protections dans les milieux policiers de Charleroi, en particulier au sein de la PJ où Georges Zicot officiait. La Chambre des mises en accusation de Bruxelles a mis le juge Connerotte totalement hors de cause et validé ses perquisitions le 25/9/2000.

    On fera de même concernant l’enquête contre l’enquêteur De Baets et ses co-équipiers. Il s’était soi-disant livré à des "manipulations grossières" dans l’enquête lancée à partir du témoignage de Régina Louf. Pourtant la justice, après des mois d’une enquête minutieuse, a dû se résoudre au non-lieu en sa faveur.

    En revanche, nos médias ne relayeront plus l’information après que l’enquête à charge du juge Connerotte eut très rapidement démontré que le juge Connerotte avait très correctement travaillé. Idem pour De Baets : c’est à peine si nos grands médias ont informé leur public du dégonflage graduel de la baudruche brandie contre lui. Mais quelle image demeure de ce policier dans l’opinion, si nos médias ne compensent pas les torts violemment infligés ?

    Pour tous ceux qui ont suivi un tant soit peu l’évolution de l’affaire, c’est l’évidence même : nos “ grands médias ” ont progressivement évacué “ vers la périphérie ” ceux de leurs journalistes qui avaient une vision trop critique de notre institution justice. Et ils ont laissé pratiquement tout le terrain libre à quelques journalistes devenus “ perroquets institutionnels ”, selon l’expression de Gino Russo - une expression jugée vulgaire par certains, très mesurée selon nous. Loin d’être démesurée, cette attaque était encore, concernant certains journalistes, bien en deçà de la réalité.

    La criminalité organisée, disions-nous dans un autre texte, c’est le mensonge organisé. Dans nos démocraties d’opinion, ce mensonge organisé devient, pour une part importante, campagnes de désinformation et de calomnie organisées contre ces institutionnels qui prétendent résister au crime.

    Pour le crime organisé, le pouvoir des médias devient une arme importante du mensonge organisé, et par là, poursuite de la guerre anti-institutionnelle avec d’autres moyens.  

    L’argument du populisme

    L’arme de la désinformation n’est pas utilisée seulement contre les institutionnels résistants, mais également contre ceux qui les soutiennent. Un argument est constamment mis en avant : dès que sont dénoncés des dysfonctionnements parfois extrêmement graves, au lieu de s’inquiéter de ces affaissements institutionnels, on agite l’épouvantail du “ populisme ” - sans que ce terme “ fourre-tout ” soit clairement défini.   Dès lors, le “ populisme ” devient lui-même une sorte d’ “ idole allégorique ”. Loin de représenter un point de vue critique démocratique, la mise en garde contre lui brouille toutes les pistes du jugement. Pour nous, il y a antagonisme entre les résistants contre le droit (manipulateurs du droit à des fins illégitimes) et les résistants pour le droit (des agents institutionnels refusant de céder au jeu des premiers, pour faire prévaloir la règle de droit au service du juste). Mais à cet antagonisme réel-là, est substituée une opposition factice entre des acteurs préfabriqués, à savoir "les institutions" (ou "les institutionnels"), et "le peuple".

    Cette substitution permet un amalgame entre critique citoyenne responsable, critique a posteriori de certains institutionnels, critique basée sur indices, témoignages, et éléments factuels sérieux et concordants, d’une part, et de l’autre, critique a priori ; un amalgame entre critique citoyenne et critique populiste.

    C’est toujours le même moyen qui est mis en œuvre : au lieu de vérifier sérieusement la véracité des FAITS dénoncés, on les évacue purement et simplement. Pourtant, la seule manière de savoir si on a affaire à une attitude populiste ou à un comportement de vigilance et de critique citoyennes responsables serait d’aller voir du côté des faits - du côté des faits criminels comme des faits institutionnels.   La mise en garde contre le populisme procède donc elle-même de l’occultation de ce qui est véritablement en jeu et en danger. C’est un sophisme très confortable, qui permet d’éviter que soient posées les vraies questions. Il permet aussi d’exercer un terrorisme intellectuel sur tous ceux qui osent encore dénoncer des méfaits dont les auteurs sont des institutionnels.
     

    Le choix des citoyens

    Dans cette affaire, les citoyens n’ont pas le choix. Ils ne peuvent défendre “ les institutions ” en bloc. Pas plus, d’ailleurs, qu’ils ne peuvent s’en prendre “ aux institutions ” en bloc. En se rangeant du côté de certains institutionnels, ils se rangent nécessairement contre d’autres institutionnels. Ceci est vrai tant pour ces citoyens qui accordent leur soutien et leur crédit à Connerotte/Bourlet que pour ceux qui affirment contre l’évidence que le juge Langlois a bien travaillé.

    Ceux qui ont choisi de défendre l’indéfendable instruction du juge Langlois ont-ils vérifié si des faits confirmaient les paroles très graves de Connerotte ? Ces paroles concernent pourtant également l’enquête effectuée sous la responsabilité du juge Langlois.

    En défendant Langlois, on ne défend pas "les institutions",on prend le parti de l’institutionnel qui n’a obtenu aucun résultat en un maximum de temps, contre celui qui a obtenu le maximum de résultats en un temps record. Qu’à cela ne tienne, les "anti-populistes" taxent alors de "populisme" cet institutionnel lui-même, et pas seulement ceux qui le soutiennent. Et le tour est joué. Drôle de manière, celle-là, d’assumer leur responsabilité citoyenne.

    Nous nous sommes rangés du côté de Connerotte. Nous avons amplement étayé les raisons de ce choix sur ce site et ailleurs. Les faits que nous avons avancés sont vérifiables. Nous attendons toujours que ceux qui ont choisi de faire l’apologie du travail du juge Langlois étayent ce choix étrange de défendre un institutionnel qui n’a pas apporté un seul fait important dans l’enquête dont il a eu la responsabilité durant cinq ans.  

    Anne-Marie ROVIELLO

             

    [1] Dans ce registre de la désinformation calomnieuse, citons par exemple l’article “Permis de mentir” publié le 9/3/2004 par le Soir. Cfr 

    SOURCE

    Enregistrer